La concertation: entre rêve et réalité
Par Sophie Hamel-Dufour
Sophie Hamel-Dufour, conseillère en participation et en gestion participative au Service des aires protégées de la Direction du patrimoine écologique et des parcs du ministère du Développement durable, de l’Environnement et des Parcs, a proposé aux participants une réflexion sur la concertation, en s’inspirant de l’expérience de l’atelier de mise en situation tenu dans l’avant-midi. Cette réflexion mariait la théorie et la pratique non pas seulement pour offrir une compréhension distante de la participation, mais avec un souci d’outiller l’action.
Les cinq réalités de la concertation
La concertation publique est envisagée comme un idéal démocratique enrichi par l’occasion offerte à ceux qui le désirent de contribuer au devenir collectif. Ainsi, il est possible de rencontrer cinq réalités lorsqu’on se retrouve en situation de concertation.
Ces cinq réalités sont :
- Le partage du pouvoir ;
- L’attente d’équité et les influences extérieures ;
- Le choc des visions et des valeurs ;
- La pression du consensus et la légitimité des écarts ;
- Le fait de se concerter pour décider.
Parler du Saint-Laurent requiert une vision plurielle qui prend en compte la qualité de ses eaux, l’état de ses berges, le trafic maritime et les installations parsemées tout le long de son cours pour accueillir cette foisonnante activité économique. Parler du Saint-Laurent, c’est aussi évoquer ses populations riveraines et se préoccuper de la diversité de sa faune et de sa flore, de la surface au fond marin. Enfin, c’est penser l’avenir tout en tenant compte des transformations actuelles ; en effet, on ne peut parler du Saint-Laurent sans aborder son histoire, sa préhistoire.
Ainsi, le Saint-Laurent est à la fois économie, politique, histoire, biologie, physique et chimie, ingénierie, culture, art, paysage et identité. C’est la rencontre de ces visions du fleuve que la mise en situation a tenté de faire ressortir.
Le partage du pouvoir
Nous entendons ici le pouvoir non pas eulement comme le pouvoir décisionnel, mais aussi comme le pouvoir d’influence, le pouvoir par l’action, le pouvoir de la connaissance.
Une table de concertation régionale (TCR), telle qu’elle est définie dans la gestion intégrée du Saint-Laurent (GISL), permet d’ouvrir le dialogue sur des enjeux, parfois délicats, à un plus grand nombre de personnes. Ouvrir le dialogue, c’est accepter que notre expertise puisse être remise en question et bonifiée par les échanges. C’est aussi partager le pouvoir d’influence. La portée de cette influence varie grandement selon les contextes et la volonté des personnes et des organisations présentes.
Par ailleurs, si les connaissances locales et traditionnelles sont aujourd’hui reconnues, leur légitimité doit néanmoins souvent être réaffirmée au cours des processus de participation.
L’attente d’équité et les influences extérieures
L’une des valeurs souvent attendue des processus de participation est l’équité pour chacun des participants. Dans le contexte des travaux d’une TCR, il est possible de se doter de règles de fonctionnement équitables, comme un temps de parole offert à tous. Cependant, même avec des règles de fonctionnement qui visent l’équité, un contexte de concertation ne fait pas disparaître l’inégalité des ressources, des moyens, des connaissances et des habiletés entre les acteurs. Dans un contexte de concertation, il s’agit de garder en tête d’offrir à tous les meilleures conditions pour débattre et se prononcer.
Les discussions et les décisions issues d’une TCR n’évoluent pas non plus en vase clos. Les influences extérieures sont nombreuses. À titre d’exemple, mentionnons les réunions officielles, la tenue d’un conseil d’administration, les entretiens sollicités, comme un dîner d’affaires, ou encore les rencontres fortuites près de la machine à café. Toutes ces rencontres sont des exemples d’influences qui peuvent, ou non, intervenir dans le processus de concertation. Elles sont parfois même nécessaires pour nourrir la réflexion.
L’espace et le poids que l’on accorde, ou non, à ces influences sur les positions que l’on défend et que l’on appuie sont variables selon les contextes. Leur portée peut aussi évoluer dans le temps, particulièrement lorsqu’il s’agit de contextes fluctuants comme l’économie, contrairement à un changement réglementaire qui instaure des obligations fixes. Ces influences extérieures font en sorte qu’il est difficile de prévoir les résultats d’une concertation. Cette imprévisibilité ajoute parfois à l’inconfort ou au peu d’attentes que l’on a par rapport à un processus participatif.
Le choc des visions et des valeurs
Les regards économique, politique, historique, biologique, physique et chimique, d’ingénierie, culturel et artistique peuvent être combinés, ne serait-ce que parce que nous avons plus d’un rôle à jouer dans la société : nous sommes à la fois parents, enfants, passionnés d’art, sportifs, amateurs de plein air et de villégiature, en plus du rôle que nous confère notre emploi. Tous ces rôles forgent nos perceptions, nos valeurs et nos conceptions du monde qui nous entoure. Les TCR sont des lieux privilégiés où l’expertise de la société civile rencontre celle des scientifiques, où le contexte de l’administration publique du Saint-Laurent rencontre les usages privés – du milieu des affaires comme des citoyens. Et la rencontre, particulièrement dans un contexte de concertation où il y a un objectif de coconstruction, implique inévitablement des tensions, plus ou moins importantes selon les contextes.
La GISL semble propice à l’émergence de tensions en ce sens que la culture de la gestion par résultats, qui accompagne grandement la gestion des affaires publiques et privées, fait peu de place aux perceptions et aux valeurs de la gestion intégrée parce qu’elles sont difficiles à quantifier. Pourtant, les valeurs sont sous-jacentes à la plupart des décisions que nous prenons.
La pression du consensus et la légitimité des écarts
Les TCR doivent parfois faire face à des enjeux plus difficiles à aborder et susceptibles de créer davantage de tensions. Un enjeu évité ne disparaît pas du contexte régional ; il peut même se transformer en influence extérieure et influer sur la capacité à mettre en oeuvre le plan de gestion intégrée élaboré.
Il revient à chacune des tables d’évaluer quelle stratégie adopter selon les circonstances, particulièrement par rapport aux enjeux plus délicats. Il faut du temps pour s’entendre sur une position, car comprendre, discuter, analyser, rediscuter et évaluer ne se font pas à la vitesse d’un clip médiatique. Les enjeux plus complexes demandent, attendent et exigent de la réflexion ; c’est pourquoi on parlera ici de consensus au pluriel. La pluralité des consensus, contrairement à l’unanimité ou au consensus unique, permet l’expression de positions minoritaires et rend légitimes les désaccords, les écarts.
Le fait de se concerter pour décider
Les décisions que les TCR ont à prendre concernent l’élaboration d’un plan de gestion intégrée régional et sa mise en oeuvre. On se questionne parfois sur notre contribution concrète à la prise de décision, notre apport ne semblant pas toujours aller de soi.
Décider, c’est choisir, c’est préférer une option pour en abandonner une autre. Choisir vient avec le risque d’une certaine frustration pour les acteurs dont la position n’aura pas été retenue. On se questionne parfois sur notre contribution concrète à la prise de décision. Prendre une décision entraîne généralement un enchaînement de décisions. Pour utiliser une métaphore aquatique, on pourrait parler de l’onde de la décision. Il s’agit de la portée des exigences, des responsabilités qui incombent à chacune des organisations ou à chacun des acteurs concernés au moment de mettre en oeuvre le plan de gestion intégrée régional. En outre, ce cumul de décisions engage des ressources et des budgets et a des répercussions environnementales, sociales et économiques.
S’il est difficile d’anticiper les exigences, les responsabilités, les budgets précis et les répercussions environnementales, sociales et économiques au moment où l’on cerne des enjeux et où l’on arrête le contenu du plan de gestion intégrée régional, la mise en oeuvre du plan baigne néanmoins dans cette réalité multifacette. Ainsi, l’anticipation de la portée de chacun des choix devrait aussi guider la décision.
Trois éléments à retenir :
Le faire-ensemble : La diversité des résultats et leur côté imprévisible semblent indiquer qu’il ne faut pas hésiter à se laisser surprendre par la richesse des enjeux. C’est probablement en s’offrant un grand tour d’horizon que des plans comme les plans de gestion intégrée trouveront un ancrage plus solide dans les réalités régionales.
Le temps : Le temps de prendre le temps dans le temps imparti. La concertation vise à créer un sens commun. Créer un sens commun amène les acteurs à accepter que leur façon de voir et de comprendre le fleuve peut être enrichie par les façons de voir et de comprendre des autres acteurs. La concertation nous amène souvent à changer d’idée, à se remettre en question. Elle est un travail de réflexion, c’est pourquoi elle a une exigence de temps.
Décider au mieux : Soupeser des actions d’intérêt général qui peuvent néanmoins être en contradiction et choisir ce qui est acceptable. Et, en s’inspirant de Jean-Eudes Beuret dans son ouvrage l’environnement et le partage des ressources La conduite de la concertation : pour la gestion de l'environnement et le partage des ressources, on pourrait dire que les TCR permettront de définir autant ce qui est acceptable que ce qui est souhaitable pour la gestion intégrée et concertée du Saint-Laurent.